Des Autoportraits aux Selfies : L’Évolution de l’Auto-expression dans l’Art
Por Nana Japaridze
En 1660, Rembrandt se peint avec une honnêteté sans concession. Dans cet autoportrait, il montre chaque ride et chaque trace du temps. À cette époque, il avait connu des pertes et la faillite ; son regard fatigué semble presque chargé d’une introspection douloureuse. Rembrandt a réalisé plus de quarante autoportraits au cours de sa vie, tenant en quelque sorte un journal intime visuel sur toile. Des siècles plus tard, Vincent van Gogh tourne lui aussi la “caméra” vers lui-même. Son Autoportrait à l’oreille bandée de 1889 immortalise la bande et la chapka qu’il portait après sa fameuse crise. Pour ces artistes, l’autoportrait était une pratique sérieuse, loin de la simple coquetterie.
De la même manière, Frida Kahlo imbrique une riche symbolique dans ses autoportraits au XXe siècle. Dans un tableau célèbre de 1940, un colibri suspendu à son collier d’épines évoque la renaissance et l’espoir, tandis qu’un chat noir rôde derrière elle, comme un présage malicieux. Kahlo avouait : « Je peins des autoportraits parce que je suis si souvent seule, parce que je suis la personne que je connais le mieux. » Ses œuvres montrent qu’avant les réseaux sociaux déjà, le visage de l’artiste pouvait transmettre récits, symboles et même humour.
Aujourd’hui, chacun peut devenir son propre photographe. À l’époque de Rembrandt, seuls les peintres formés pouvaient réaliser un autoportrait ; désormais, tout le monde possède cette capacité dans sa poche grâce au smartphone. On estime que nous prenons près d’un million de selfies par jour. L’impulsion n’a pas disparu. Un directeur de musée l’exprimait ainsi : « depuis cinq siècles, les humains éprouvent le besoin de créer des images d’eux-mêmes et de les partager ; seule la manière de le faire a changé. » En d’autres termes, une tradition séculaire d’auto-examen artistique s’est simplement numérisée.
Les musées et le public jouent le jeu avec enthousiasme. Des campagnes Instagram comme #MuseumSelfieDay invitent les visiteurs à se photographier avec humour à côté d’œuvres emblématiques. Certaines institutions proposent même des expositions entièrement centrées sur la selfie. Londres a présenté en 2017 From Selfie to Self-Expression, retraçant l’évolution des autoportraits de Rembrandt à Cindy Sherman. Un centre artistique du Vermont a consacré une exposition entière, The Art of the Selfie, à des artistes tels que Sherman et Marina Abramović. Dans ce type d’événements, la frontière entre « art noble » et image Instagram s’efface volontairement. (Ironiquement, Abramović a aussi organisé des expositions « sans selfies », obligeant les visiteurs à laisser leur téléphone au vestiaire pour réellement regarder les œuvres !)
Aujourd’hui, les musées sont remplis de visiteurs qui se prennent en photo. Un conservateur constatait que la pratique des selfies « est de loin la forme de communication visuelle qui se développe le plus rapidement… nous ne pouvons pas l’ignorer en tant qu’institution culturelle ». Sur les réseaux sociaux, les visiteurs ordinaires s’amusent tout autant (on se souvient du célèbre selfie de groupe de Barack Obama, jugé si emblématique qu’il fut présenté dans des expositions). De nombreux musées conçoivent désormais des espaces dédiés aux selfies : miroirs placés stratégiquement, petits panneaux humoristiques, zones marquées pour la photo. Un simple hashtag peut remplir des salles entières de visiteurs ravis — preuve que l’art de l’autoportrait s’épanouit bien au-delà de l’atelier.
De nombreux artistes contemporains ont adopté — ou détourné — l’ère de la selfie. Quelques exemples marquants :
Cindy Sherman – Maîtresse de la métamorphose, Sherman a surpris le monde de l’art en 2017 en rendant public son compte Instagram jusque-là privé. Son fil présente des selfies étranges, parfois filtrés (scènes d’hôpital, filtres floraux), qui renvoient une image sombre et humoristique de notre obsession moderne pour soi-même. Sherman avait, en réalité, anticipé la logique de la selfie des décennies avant l’apparition des réseaux sociaux, et ses photos Instagram conservent son goût du rôle et du travestissement.
Ai Weiwei – L’artiste-activiste utilise selfies et instantanés comme outils de protestation. Il publie des images de son quotidien mais aussi, depuis 2015, des centaines de photos de réfugiés en fuite. En 2017, une galerie d’Amsterdam a même exposé son flux Instagram : l’exposition #SafePassage présentait ses photos prises sur son téléphone dans des camps de réfugiés, mises en parallèle avec ses sculptures, transformant des images de réseaux sociaux en œuvres installatives.
Marina Abramović – La grande figure de l’art performance entretient une relation ambivalente avec la selfie. Elle a affirmé un jour : « Instagram n’est pas de l’art », tout en se tournant désormais vers les technologies numériques. En 2019, elle lance The Rising, une application consacrée au changement climatique, où son avatar apparaît piégé dans un réservoir de glace en train de fondre. Les utilisateurs doivent s’engager à adopter des comportements écologiques (éteindre les lumières, recycler) pour sauver sa version virtuelle. Un dispositif ingénieux : son propre corps devient un appel à l’action, un pont entre performance et interaction.
Chuck Close – Célèbre pour ses immenses portraits réalisés selon une grille, il pousse la photographie à l’extrême. Il prenait d’innombrables Polaroids et photos — souvent de lui-même — qu’il peignait ensuite minutieusement carré par carré. Le résultat évoque de gigantesques selfies pixelisés : on ne reconnaît le modèle (lui-même ou ses amis) qu’en prenant du recul. D’une certaine manière, Close réalisait déjà des « selfies de haute culture » bien avant l’apparition du mot.
Tous ces artistes montrent que l’esprit de la selfie — jeu sur l’identité, regard sur soi, interrogation du médium — peut nourrir un art profond et inventif. Certaines œuvres invitent même le visiteur à participer, renvoyant littéralement la caméra vers le public. La caméra du smartphone est devenue un pinceau supplémentaire, un accessoire de scène moderne.
Au fond, l’autoportrait n’a rien de nouveau : seules les technologies ont changé. Des miroirs silencieux de l’atelier de Rembrandt aux animaux symboliques de Kahlo, des personnages mis en scène par Sherman à un iPhone levé au-dessus du sol d’un musée, les êtres humains demeurent — cinq siècles plus tard — fascinés par leur propre image. La caméra a rendu ce processus instantané et universel, mais la pulsion de créer et de partager des images de soi reste aussi forte qu’autrefois.
Por Nana Japaridze
En 1660, Rembrandt se peint avec une honnêteté sans concession. Dans cet autoportrait, il montre chaque ride et chaque trace du temps. À cette époque, il avait connu des pertes et la faillite ; son regard fatigué semble presque chargé d’une introspection douloureuse. Rembrandt a réalisé plus de quarante autoportraits au cours de sa vie, tenant en quelque sorte un journal intime visuel sur toile. Des siècles plus tard, Vincent van Gogh tourne lui aussi la “caméra” vers lui-même. Son Autoportrait à l’oreille bandée de 1889 immortalise la bande et la chapka qu’il portait après sa fameuse crise. Pour ces artistes, l’autoportrait était une pratique sérieuse, loin de la simple coquetterie.
De la même manière, Frida Kahlo imbrique une riche symbolique dans ses autoportraits au XXe siècle. Dans un tableau célèbre de 1940, un colibri suspendu à son collier d’épines évoque la renaissance et l’espoir, tandis qu’un chat noir rôde derrière elle, comme un présage malicieux. Kahlo avouait : « Je peins des autoportraits parce que je suis si souvent seule, parce que je suis la personne que je connais le mieux. » Ses œuvres montrent qu’avant les réseaux sociaux déjà, le visage de l’artiste pouvait transmettre récits, symboles et même humour.
Aujourd’hui, chacun peut devenir son propre photographe. À l’époque de Rembrandt, seuls les peintres formés pouvaient réaliser un autoportrait ; désormais, tout le monde possède cette capacité dans sa poche grâce au smartphone. On estime que nous prenons près d’un million de selfies par jour. L’impulsion n’a pas disparu. Un directeur de musée l’exprimait ainsi : « depuis cinq siècles, les humains éprouvent le besoin de créer des images d’eux-mêmes et de les partager ; seule la manière de le faire a changé. » En d’autres termes, une tradition séculaire d’auto-examen artistique s’est simplement numérisée.
Les musées et le public jouent le jeu avec enthousiasme. Des campagnes Instagram comme #MuseumSelfieDay invitent les visiteurs à se photographier avec humour à côté d’œuvres emblématiques. Certaines institutions proposent même des expositions entièrement centrées sur la selfie. Londres a présenté en 2017 From Selfie to Self-Expression, retraçant l’évolution des autoportraits de Rembrandt à Cindy Sherman. Un centre artistique du Vermont a consacré une exposition entière, The Art of the Selfie, à des artistes tels que Sherman et Marina Abramović. Dans ce type d’événements, la frontière entre « art noble » et image Instagram s’efface volontairement. (Ironiquement, Abramović a aussi organisé des expositions « sans selfies », obligeant les visiteurs à laisser leur téléphone au vestiaire pour réellement regarder les œuvres !)
Aujourd’hui, les musées sont remplis de visiteurs qui se prennent en photo. Un conservateur constatait que la pratique des selfies « est de loin la forme de communication visuelle qui se développe le plus rapidement… nous ne pouvons pas l’ignorer en tant qu’institution culturelle ». Sur les réseaux sociaux, les visiteurs ordinaires s’amusent tout autant (on se souvient du célèbre selfie de groupe de Barack Obama, jugé si emblématique qu’il fut présenté dans des expositions). De nombreux musées conçoivent désormais des espaces dédiés aux selfies : miroirs placés stratégiquement, petits panneaux humoristiques, zones marquées pour la photo. Un simple hashtag peut remplir des salles entières de visiteurs ravis — preuve que l’art de l’autoportrait s’épanouit bien au-delà de l’atelier.
De nombreux artistes contemporains ont adopté — ou détourné — l’ère de la selfie. Quelques exemples marquants :
Cindy Sherman – Maîtresse de la métamorphose, Sherman a surpris le monde de l’art en 2017 en rendant public son compte Instagram jusque-là privé. Son fil présente des selfies étranges, parfois filtrés (scènes d’hôpital, filtres floraux), qui renvoient une image sombre et humoristique de notre obsession moderne pour soi-même. Sherman avait, en réalité, anticipé la logique de la selfie des décennies avant l’apparition des réseaux sociaux, et ses photos Instagram conservent son goût du rôle et du travestissement.
Ai Weiwei – L’artiste-activiste utilise selfies et instantanés comme outils de protestation. Il publie des images de son quotidien mais aussi, depuis 2015, des centaines de photos de réfugiés en fuite. En 2017, une galerie d’Amsterdam a même exposé son flux Instagram : l’exposition #SafePassage présentait ses photos prises sur son téléphone dans des camps de réfugiés, mises en parallèle avec ses sculptures, transformant des images de réseaux sociaux en œuvres installatives.
Marina Abramović – La grande figure de l’art performance entretient une relation ambivalente avec la selfie. Elle a affirmé un jour : « Instagram n’est pas de l’art », tout en se tournant désormais vers les technologies numériques. En 2019, elle lance The Rising, une application consacrée au changement climatique, où son avatar apparaît piégé dans un réservoir de glace en train de fondre. Les utilisateurs doivent s’engager à adopter des comportements écologiques (éteindre les lumières, recycler) pour sauver sa version virtuelle. Un dispositif ingénieux : son propre corps devient un appel à l’action, un pont entre performance et interaction.
Chuck Close – Célèbre pour ses immenses portraits réalisés selon une grille, il pousse la photographie à l’extrême. Il prenait d’innombrables Polaroids et photos — souvent de lui-même — qu’il peignait ensuite minutieusement carré par carré. Le résultat évoque de gigantesques selfies pixelisés : on ne reconnaît le modèle (lui-même ou ses amis) qu’en prenant du recul. D’une certaine manière, Close réalisait déjà des « selfies de haute culture » bien avant l’apparition du mot.
Tous ces artistes montrent que l’esprit de la selfie — jeu sur l’identité, regard sur soi, interrogation du médium — peut nourrir un art profond et inventif. Certaines œuvres invitent même le visiteur à participer, renvoyant littéralement la caméra vers le public. La caméra du smartphone est devenue un pinceau supplémentaire, un accessoire de scène moderne.
Au fond, l’autoportrait n’a rien de nouveau : seules les technologies ont changé. Des miroirs silencieux de l’atelier de Rembrandt aux animaux symboliques de Kahlo, des personnages mis en scène par Sherman à un iPhone levé au-dessus du sol d’un musée, les êtres humains demeurent — cinq siècles plus tard — fascinés par leur propre image. La caméra a rendu ce processus instantané et universel, mais la pulsion de créer et de partager des images de soi reste aussi forte qu’autrefois.
