Sam Francis

Untitled, 1984

106.7 X 73 inch

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Julie Mehretu : Cartographier le Chaos, Superposer l’Histoire

Julie Mehretu: Mapping Chaos, Layering History

Par Emilia Novak

Des bâtiments, des rues et des villes entières s’entrechoquent
— telle est l’impression que donne une peinture de Julie Mehretu. Des griffonnages noirs et des éclats de couleur éclaboussent d’immenses toiles, composant un kaléidoscope de mouvement presque étourdissant. Ce chaos organisé est la marque de fabrique de Julie Mehretu, artiste éthiopienne-américaine dont les abstractions monumentales et stratifiées ont fait d’elle une figure majeure de l’art contemporain mondial. Ses œuvres mêlent les lignes structurelles des plans de villes, des dessins d’architecture et des cartes pour créer des compositions denses et tridimensionnelles, capturant l’effervescence de l’expérience urbaine moderne. Depuis plus de vingt ans, Mehretu est saluée comme l’une des peintres les plus influentes de sa génération, reconnue pour avoir insufflé une nouvelle vie à l’abstraction. Cet article propose un voyage à travers sa vie et son œuvre — d’Addis-Abeba à New York — pour mieux comprendre la portée de son art. Par le récit et l’analyse, nous verrons comment ses “cartographies abstraites” tracent non seulement des territoires et des histoires, mais aussi les énergies instables de notre monde contemporain, révélant pourquoi ses œuvres sont aujourd’hui si recherchées par les collectionneurs et les institutions.


D’Addis-Abeba à New York

Née en 1970 à Addis-Abeba, Julie Mehretu est la fille d’un professeur éthiopien et d’une enseignante américaine formée à la méthode Montessori. Très tôt, sa vie a été bouleversée par l’instabilité politique. À la fin des années 1970, sa famille fuit l’Éthiopie à cause de la montée du régime militaire Derg, et s’installe dans le Michigan. Ce déplacement — entre continents, cultures et identités — a laissé une empreinte profonde. Mehretu évoque souvent une existence marquée par une “négociation constante” entre lieux et idéaux.

Elle étudie au Kalamazoo College, passe du temps à l’Université Cheikh Anta Diop au Sénégal, puis obtient son Master of Fine Arts à la Rhode Island School of Design en 1997. C’est là qu’elle commence à élaborer un langage visuel abstrait, enraciné dans la cartographie, la mémoire et le mouvement. Ses premiers dessins à l’encre, marqués de points et de traits agglomérés, évoluent vers des paysages vus du ciel — ce qu’elle qualifie de “cartes d’histoires sans lieu”.

Très vite, l’architecture, la migration et l’identité multiple deviennent les piliers conceptuels de son œuvre. Lors de ses résidences au Core Program de Houston et au Studio Museum de Harlem, elle développe un style singulier : une abstraction dense, porteuse de signification politique, construite à travers une géométrie architecturale et une gestuelle libre.

Un langage visuel unique

La technique de Mehretu relève d’une véritable prouesse de construction. Elle commence souvent par projeter sur toile des plans architecturaux — de stades, de gratte-ciel, de villes — en utilisant des outils numériques. Elle ajoute ensuite des lavis colorés translucides, puis recouvre la surface de marques dessinées à la main : volutes, hachures, griffures et lignes qui évoquent à la fois le graffiti, la calligraphie, les flux atmosphériques ou des paysages topographiques.

Ces couches se superposent, sont fixées, parfois effacées, puis retravaillées pendant des semaines, voire des mois. Le résultat est une peinture à la fois maîtrisée et improvisée — une forme documentaire abstraite des dynamiques à l’œuvre. La critique parle de “complexité calligraphique”, un équivalent visuel de la densité urbaine, de la surcharge d’informations et des tensions géopolitiques.

Bien qu’elle utilise des outils numériques — comme les distorsions Photoshop ou les projections —, Mehretu revient toujours au geste manuel. Le dessin, dans sa matérialité, reste central. Ses toiles semblent respirer : saturées de traces, mais pourtant en perpétuel mouvement.


Reconnaissance et œuvres majeures

Julie Mehretu se fait remarquer au début des années 2000 grâce à sa série Stadia (2004), dans laquelle elle imagine des arènes architecturales — à la fois stades et espaces politiques — traversées par l’énergie des foules, des États-nations et des logos d’entreprise. Présentées dans des expositions internationales, ces œuvres saisissent le spectacle et la structure de la vie collective.

En 2009, elle réalise Mural, une fresque monumentale commandée pour le siège new-yorkais de Goldman Sachs. Elle y superpose une architecture historique à des traits fracturés qui semblent évoquer les turbulences du capitalisme. La même année, sa série Grey Area pour le Deutsche Guggenheim à Berlin explore la mémoire et la perte à travers les strates architecturales de la ville.

Sa série Mogamma (A Painting in Four Parts), créée en 2012, est l’une de ses œuvres les plus puissantes. Inspirée par le Printemps arabe, elle y mêle les dessins de places civiques de villes comme Le Caire, Addis-Abeba, Pékin et New York à des gestes chaotiques et expressifs, qui traduisent l’intensité émotionnelle des révolutions.

Dès les années 2010, les grandes institutions et les collectionneurs s’intéressent de près à son travail. Le MoMA, le Whitney Museum et le Walker Art Center acquièrent ses œuvres. En 2005, elle reçoit la bourse “genius grant” de la Fondation MacArthur. En 2023, l’une de ses toiles bat un record aux enchères : 10,7 millions de dollars — la somme la plus élevée jamais atteinte pour une artiste née en Afrique.

L’abstraction comme protestation

 

Même si elles sont abstraites, les peintures de Mehretu sont profondément politiques. Elle ne représente pas les événements ; elle les absorbe. Les couches d’images architecturales font référence aux structures de pouvoir — palais coloniaux, tours financières, lieux de manifestations — tandis que ses marques gestuelles incarnent les forces de rupture et de transformation.

 

La série Mogamma en est l’exemple le plus frappant : les façades urbaines deviennent des lieux de résistance, et aucune n’occupe le devant de la scène. Les histoires se superposent — Place Rouge, Tian’anmen, Tahrir, Zuccotti Park — en une cartographie partagée de la contestation.

 

Son œuvre interroge l’identité civique, la migration, l’empire. Les stades et les places deviennent des symboles à la fois de contrôle et d’action collective. Ses gestes abstraits évoquent des trajectoires de migration, des couloirs aériens ou des slogans de manifestations — ouverts à l’interprétation, mais toujours porteurs de tension.

 

“Je n’illustre pas les événements,” affirme-t-elle, “mais ils m’informent.” Son art ne dicte pas un sens ; il invite à en chercher un. Cette ambiguïté permet au spectateur de projeter ses propres lectures et émotions, ce qui rend son œuvre à la fois universelle et personnelle.

 

 

S’adapter au présent

 

Ces dernières années, Mehretu a fait évoluer sa méthode pour répondre à la complexité de notre époque. Lors de sa rétrospective au Whitney Museum (2020–21), elle présente de nouvelles toiles intégrant des images photojournalistiques floues — émeutes, affrontements policiers, protestations aux frontières — sérigraphiées sous des couches d’abstraction.

 

Dans ces œuvres, les fantômes d’événements réels apparaissent sous des lavis sombres et des traits vigoureux : visibles mais insaisissables. Une métaphore de la manière dont nous consommons aujourd’hui le traumatisme — à travers les médias, la distance, la distorsion.

 

Sur le plan formel aussi, son travail évolue. Ses peintures récentes sont plus libres, plus introspectives. La clarté architecturale de ses débuts laisse place à des effets plus atmosphériques — gris fondus, éclats de couleurs acides, marques qui flottent ou s’enfoncent plutôt que d’entrer en collision.

 

Ce changement n’est pas un repli, mais une réorientation. À une époque de vérités fragmentées et de fatigue émotionnelle, l’abstraction de Mehretu impose un regard lent. Ses peintures n’offrent pas de réponses faciles — elles appellent à la réflexion.

Un miroir de notre époque

 

Le travail de Mehretu est contemporain non parce qu’il commente l’actualité, mais parce qu’il en épouse la structure : stratifiée, instable, interconnectée. Ses toiles donnent forme aux dynamiques de la mondialisation — migration, urbanisation, contestation, données, déracinement.

 

Son art parle de ce que signifie vivre dans un monde saturé et surstimulé. On peut y lire une archive du mouvement humain : comment nous construisons, fuyons, protestons et reconstruisons. Ses surfaces stratifiées rappellent le bruit des flux numériques, le poids de l’histoire, l’écho des voix oubliées.

 

Et pourtant, au sein du chaos, surgit une clarté. Les peintures de Mehretu ne cartographient pas seulement la crise : elles cartographient aussi la résilience, la créativité et la continuité. Dans leur mouvement se loge la mémoire. Dans leur abstraction, la possibilité d’agir. Et dans leur densité, une étrange légèreté : celle de réinventer l’espace, l’identité, le sens.

 

 

En guise de conclusion

 

L’art de Julie Mehretu capte le rythme de notre siècle — non par le récit, mais par l’énergie, la profondeur et la vision. Pour les collectionneurs comme pour les spectateurs, ses œuvres ne sont pas seulement des déclarations visuelles puissantes, elles sont aussi des documents culturels qui résonnent. Se tenir devant une peinture de Mehretu, c’est affronter la complexité du monde — et y découvrir, dans son chaos stratifié, la beauté du lien.

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